Anthrop' au logis

Comme une petite Margaret Mead, moi aussi je m'intéresse aux moeurs de ceux qui m'entourent, mais "à domicile", en quelque sorte. Ce que j'appelle de l'anthrop au logis, quoi.  Il faut dire que mon principal sujet d'observation n'est autre que Clopin, natif du coin,  que j'étudie minutieusement depuis quelque trente ans, et qui m'a permis d'avancer quelques hypothèses non scientifiquement prouvées sur la sociabilité brayonne. Mais en fait, avant d'écrire un quelconque article savant dans "le journal des anthopologues" du Musée de l'Homme, de la Femme et des habitants du pays de Bray, il faut quand même que je raconte l'anecdote, qui passe par la rencontre des deux "F." : rencontre fatale, puisque les deux F. élèvent des grands noirs du Berry... Ce fut fait cet hiver.

Les deux F. ne sont pas brayons, mais alors, pas du tout. Le premier est un de ces rares médecins généralistes qui acceptent encore de s'installer aux champs. Le second F , après une première vie dans l'industrie pharmaceutique, s'est reconverti : il produit désormais du lait d'ânesse, biologique et éthiquement irréprochable (ce n'est pas lui qui abattrait des nouveaux-nés ânons au motif qu'ils sont mâles et donc ne rapportent pas !),  base de produits transformés dans la cosmétique  et la pharmacologie. Leur implantation est solide, réfléchie, scientifique et (on l'espère pour eux !) fort rentable. L'habitation et l'exploitation sont remarquables : ancien corps de ferme parfaitement adapté, maison de maître élégante... Les deux hommes sont charmants, en plus : tout pour nous donner envie de nouer des relations...

Oui, mais voilà. F. n' a pas les codes !!! Et les codes, dans le pays de Bray, sont très clairs : décalquant de fort près les pratiques des îles Samoens, il n'est pas question, ici, de pratiquer le don, sans recourir systématiquement au contre-don. Je le sais : ça fait trente ans que j'observe le phénomène...

Car le brayon de base découpe le monde entier en deux catégories, qu'il passe son temps à délimiter, quitte à en tracer des frontières poreuses, faisant passer d'un côté à l'autre de la frontière tel ou tel, suivant l'état de ses relations avec le quidam en question. Le monde est donc divisé en deux : à savoir "ceux qu'il connaît" de "ceux qu'il ne connaît pas".

Le vrai brayon connaît donc, en tout premier lieu, tous les autres brayons dans un rayon de dix kilomètres autour de lui. Au-delà... Au-delà, la pratique sociale devient floue, soumise aux lois du commerce international et du capitalisme : la barbarie, quoi. En deça, le pacte est clair : les services et les produits cirucleront, mais suivant un code précis, quoique ni écrit, ni parlé. Ou, pour dire plus simplement, les échanges devront oligatoirement être équitables, scrupuleusement déterminés, rigoureusement suivis et devront démontrer, en dehors de leur valeur "en-soi", l'estime réciproque, le respect échangé, l'égalité de mise entre les personnes concernées (même si les niveaux sociaux ne sont pas les mêmes), et donc l'absolue impossibilité, pour l'une ou l'autre des parties, d'être taxée de poursuivre un but intéressé. ou, pire encore, de vouloir arnaquer l'autre... Ce qu'un brayon, par contre, n'hésitera pas à concevoir, s'agissant d'un ressortissant de la tribu de "ceux qu'il ne connaît pas"...

Ainsi, si vous arrivez chez votre voisin, un panier plein de légumes du potager à la main, (même s'il s'agit de surplus que vous n'auriez pu consommer, compte-tenu de leur profusion et de leur délai de fraîcheur), vous entamez du même coup une série d'échanges qui iront de la boîte d'oeufs frais déposée sur la table de jarin à, l'année suivante, le don de plants de tomates à repiquer tout prêts. Et ceci pratiqué avec toutes les règles de la politesse brayonne, à savoir un art de la conversation qui tourne résolument le dos à la vitesse contemporaine. Nous ne sommes pas, ici, dans la limite des 140 signes du message twitter, mais plutôt dans une proustienne conversation entre la Tante Léonie et Eulalie...

Auusi, sans le savoir, F. commet-il une "gaffe", en voulant à toute force nous ""offrir", par exemple, la luxueuse savonnette qu'il produit gràce à ses Grandes Noires (du Berry, hein...) ; car nous ne saurions l'accepter sans, à notre tour, lui fourrer dans son sac du miel maison, ou de la confiture, ou quelque autre produit. Telle est la terrible loi de l'étiquette, qui veut que l'offrande soit réciproque, sauf à être demandée au préalable, dans un grand accès de confiance dans la générosité de l'autre, exceptionnel chez le brayon moyen...

F. saura-t-il s'adapter ? Pourra-t-il  seulement s'apercevoir , dans cet entrelacs social, de  la vertu  d'échange ainsi dégagée, parce qu'accumulée depuis des siècles, aussi calleuse que la paume des mains paysannes, certes, mais qui permet l'égalité entre le donneur et le donné ? Pour l'instant, ses cadeaux sont obombrés par son envie de bien faire. Il lu faudra du temps, disons, à vue de nez, une bonne trentaine d'années, pour vaincre la pudeur brayonne...  Mais j'ai confiance !!!

Je me demande bien que ce Margaret Mead aurait dit de tout ça, tiens...

 

 

 

 

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