Never fail to me

Prodigieuse écoute d'Arvo Pärt à la "'Tribune des critiques de disques" de France Mu. J'en suis sortie éblouie, non par la pertinence des analyses des invités, mais par la force de cette musique-là.

 

Vous me direz que le mysticisme imprégné médiéval de Pärt est à mille lieues de l'athéisme dans lequel je me reconnais. Mais c'est que je suis toujours fascinée par la musique répétitive (pour Pärt, je crois qu'on dit "minimaliste", m'enfin perso je ne fais guère la différence entre les versets de Téhilim d'un Steve Reich et le dernier mouvement de Tabula Rasa de Pärt, c'est ça qu'il y a de bien quand on est athée, on peut mettre le meilleur de chaque monothéisme dans le même sac harmonique, si j'ose dire ! Quand je dis "le meilleur",   je parle de   l'art qui découle de la spiritualité religieuse, car  le pire, c'est-à- dire tout le "reste" qui émane des religions, ma foi (sic) ne vaut pas un pet de lapin, à mon sens éclairé !!! )

Et puis il y avait comme une évidence, une complémentarité entre le fonds et la forme,  à écouter cette musique dans le format de l'émission de la Tribune, qui consiste, je le rappelle, à réunir d' éminents musicologues, journalistes musicaux ou musiciens, et à les faire choisir la meilleure interprétation d'une oeuvre en passant en boucle des extraits identiques. On aurait dit que le concept de l'écoute d'extraits tous "semblables" et différant seulement par l'interprétation était décalqué des ambitions de la musique répétitive.

Evidemment, Clopin a bronché. Clopin est absolument imperméable à la musique répétitive. Il se croit malin en demandant si l'instrument privilégié des compositieurs ne serait pas la scie musicale. Et explique que son aversion remonte à l'écoute prolongée d'un morceau répétitif (c'est le moins que l'on puisse dire !) de Tom Waits, chantant avec Gavin Bryars "Jesus's blood never failed to me", écoute que  je lui aurais imposée sans aucun ménagement, provoquant désormais chez lui un rejet sans appel pour tout ce qui peut lui être rapproché. 

Clopin n'a jamais entendu, dans ce morceau de Tom Waits , que la voix volontairement défaillante de Bryars, qui ressemble effectivement à celle d'un clodo enivré, prêt de sa tombe, chevrotant et maladif : que les paroles soient en réalité un jeu de mots (car je parierais que le "jesus'blood" dont il est question n'est autre que le bon vieux pinard), que Bryars soit un spécialiste de la facétie musicale, et surtout que l'orchestration de Waits, derrière ce filet de voix essouflé et agonisant, soit splendide, foisonnante et se déployant avec toute la majesté hémisphérique d'un orchestre symphonique, lui passent  absolument au-dessus de la tête.

Clopin m'accuse en réalité de me complaire dans un dolorisme musical qui lui semble la marque de la musique minimaliste, et qu'il ne supporte pas, car, tout comme ses parents, Clopin n'oppose à la maladie, la finitude humaine et l'approche de la mort que le déni le plus radical. La seule réponse qu'il est capable d'y apporter est le détournement. Il détournera toujours les yeux de l'achèvement de la vie humaine, quand cette finitude est trop près de lui pour qu'il puisse lui oppposer l'indifférence de la conceptualisation abstraite. Déjà, il n'assume pas le rôle de garde-malade : alors, il est assez logique qu'il ne puisse écouter des musiques qui sont carrément issues de l'interrogation humaine sur la finitude... Et "Tabula Rasa" fait éminement partie des  oeuvres sombres (mais sublimes)  issues de ce genre d'interrogations. Le glas des cloches qu'on entend distinctement accompagner le motif musical, qui va s'assombrissant, nous le rappelle à l'évidence...

On pourrait d'ailleurs remarquer la contradiction qui existe chez Pärt comme chez Reich. Contrairement au Requiem mozartien, empli de l'allégresse de la promesse chrétienne d'un au-delà, ces musiciens pourtant pétris de spiritualité et assoiffés de religion cultivent une musique si sombre qu'elle en est désespérée. La fin de "Tabula rasa" me fait monter des larmes de compassion aux yeux : mais elle est aussi angoissante et bien plus, à mon sens, emplie de la finitude humaine que nimbée de l'espoir d'une quelconque résurrection.

En tout cas, nos attitudes, à Clopin et à moi, sont donc carrément opposées en ce qui concerne la musique dite répétitive. Là où il se détourne avec un frisson de dégoût, je me penche fascinée par le courage spirituel qu'il faut pour produire ces musiques - à la fois célestes et morbides-  qui me semblent être l'expression du courage requis  pour affronter  notre finitude, en la sublimant. (et mon goût pour Pascal Quignard l'athée mystique n'est pas bien loin de cet univers-là. A savoir si cet écrivain-musicien connait Pärt, et ce qu'il en dit ?)

Bien entendu, ce clivage ne dépare pas l'absolue différence, voire la contradiction, qui nous sont habituelles à Clopin et à moi, qui ne sommes jamais d'accord sur rien... Mais il s'agit de la mort, et de son appréhension, ici...

Et c'est vrai que nous sommes ici à l'aboutissement de n'importe quelle relation amoureuse, à mon sens. Je veux dire que les paroles rituelles du mariage "... jusqu'à ce que la mort nous sépare" peuvent être entendues bien au-delà de ce qu'elles semblent signifier. Car, à première vue, elles nous disent que l'engagement va être seulement  rompu à la mort des conjoints. Mais on pourrait aussi les entendre comme décrivant la  frontière ultime séparant  tous les êtres humains les uns des autres, même les plus proches  -pas besoin d'être morts pour cela : car la question de notre finitude nous est posée à chacun de nous, et notre réponse est forcément singulière. Derrière cette singularité  se manifeste l'obligatoire séparation qui peut s'établir dès le départ - pas besoin d'être dans une tombe pour être séparé de l'autre, puisque l'idée simple de la mort, et la façon dont chacun de nous l'appréhende, nous sépare bien plus profondément qu'aucune promesse ne nous rapproche.

Clopin n'écoutera jamais Arvo Pärt - je l'écouterai, tremblante, fascinée et admirative- sans cesse. Tant pis, tant mieux : ce n'est que l'illustration de la limite (volontairement ignorée, comme lorsque Pagnol nous dit qu'il n'est pas nécessaire de dire aux enfants que la vie n'est que quelques illuminations de joie, effacées par d'inoubliables chagrins) que notre finitude trace à chacun d'entre nous, dans notre "for(t) intérieur"...

 

Ah oui, le lien vers Tabula Rasa : https://youtu.be/8HON4AswPVk

 

PS : je ne sais absolument pas si j'ai été claire dans ce billet. J'y défends trois idées successives, ça doit être deux de trop à mon avis. Pourtant, je "conçois clairement" mon propos. Mais quant à l'"exprimer clairement", voilà le souci !

 

 

Commentaires (1)

Paul Edel
  • 1. Paul Edel | 27/03/2017
intéressante reflexion

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