Pas d'école pour Pascal...

Je pourrais dire tout simplement que Pascal Quignard m'étonne - ce qui, l'âge et la raison aidant, m'arrive de moins en moins - mais ce ne serait pas suffisant pour expliquer l'intérêt que je porte à ce drôle de bonhomme.

Certes, au niveau biographique, lui et moi avons un point commun, que nous partageons avec des myriades d'autres êtres humains : celui de ne pas avoir été désiré. Mais cela ne suffirait pas à justifier la  lecture ardue, secrète, mystérieuse, en un mot : sentant l'effort, que je pratique pourtant, presque malgré moi.

J'ai également discerné ce qui, pour moi, fait la particularité de cet auteur : il s'attache à des objets, comme "la pensée", "le temps", "la sexualité" qui sont depuis belle lurette des incontournables de la pensée philosophique ou scientifique. Mais lui ne s'inscrit dans aucune de ces démarches : il n'en a cure, et trace obstinément une voie qui, pour toute érudite qu'elle soit, n'en est pas moins irréductible à quoi que ce soit de connu.

Je l'ai une fois comparé à un diamantaire, qui, devant une pierre brute, met au jour les facettes au départ invisibles de son objet d'étude. Mais il va sans dire que cette comparaison pourrait être tout aussi vraie de n'importe quel philosophe attelé à son concept. La particularité de Quignard, c'est bien qu'il n'adopte pas la démarche philosophique. Qu'il lui tourne même, presqu'ostensiblement, le dos...

IL va donc procéder, très précisément, comme un mosaïste. Regardant son sujet sous toutes les facettes, mais à l'aide d'outils de savoir non utilisés par les autres. Par exemple, l'ourage commencera par un récit tiré de tel manuscrit  datant du moyen-âge, racontant telle anecdote historique ou religieuse, contenant un rapport plus ou moins loitain avec son sujet. Et là où d'autres chercheraient à mettre en parallèle l'enseignement tiré de l'histoire en faisant un parallèle avec notre modernité, Quignard, lui, nous invite à le rejoindre  dans l'espace-temps où l'histoire, ou historiette, ou fable, ou anecdote, ou récit, fut inscrit. Il nous invite à faire le chemin inverse de celui qui nous est d'habitude proposé : nous voici sommés, si nous le suivons, à réfléchir, à réagir, à penser le réel comme tel ou tel protagoniste médiéval, ou latin.

Je dis "ou latin" à dessein, puisque le propos de Quignard, tournant le dos à la philosophie, l'emmène bien évidemment plus volontiers dans la Rome antique que dans la Grèce de Périclès : les Grecs ne faisaient rien d'autre que de la philosophie. Les latins, eux, construisaient patiemment l'idée de droit, et tentaient de résoudre ainsi les trébuchements de leur société. Nul doute que Quignard se sente plus volontiers de leur côté - nonbostant sa résistance à l'idée de dieu (qui est encore quelque chose que je patage avec lui, mais là, nous sommes bien moins nombreux, hélas !) - car les plus belles mosaïques sont bien romaines, et non athéniennes... Et puis, il y a dans cette tentative latine de définir le droit, quelque chose qui, transcendant la philo, amène directos à l'humanisme (qui est le sujet caché de toute l'oeuvre quignardienne, son interrogation profonde sur son  individualité, son refus d'inscrire sa sensation de soi dans la lignée des idées communes à ce sujet, cette croyance que la lumière viendra de la juxtaposition d'éléments disparates, ce paradigme qu'il fait toujours entre le récit et l'ineffable de la musique...) : dépassant la loi "naturelle" - c'est-à-dire "sans morale", un chien ne sait pas le bien ou le mal, il connaît juste l'autorisé et l'interdit, (ce qui fait le rêve de tout dictateur : ne réfléchissez plus, ne tentez  plus d'être face au monde, laissez-moi vous dissoudre dans le monde magique où la vérité est dans l'abolition de la pensée et l'adoption de la Loi) - et tentant de  proposer des codes qui refléteraient une société "civilisée"...

Quignard s'appuie sur son érudition pour nous emmener dans un chemin extrêmement étroit, réduit à lui-même en quelque sorte : c'est en cela qu'il ne pourra jamais être assimilé. N'importe quel autre penseur (mais Quignard divague plus qu'il ne pense, ou plutôt, il ne cherche pas à "penser", il cherche à obtenir le plus de reflets possibles de la pierre qu'il taille) éprouve, tacitement ou ouvertement, le désir de "faire école". Quignard, lui, ne montre aucun chemin. Surtout pas. En ce sens, il n'est pas non plus du côté des Lumières. Il nous invite simplement à venir avec lui descendre dans l'obscur...

Evidemment, c'est casse-gueule. Mais on y trouve tant de beautés. Certes, c'est une posture qui n'interroge pas notre monde contemporain, puisque tout ici est fait pour qu'on rejoigne ceux qui  nous ont précédé, au plus près d'eux-mêmes et non de nous. Mais la splendide solitude qui en découle n'est-elle pas la seule réponse que l'incomparable érudit pouvait apporter à sa présence au monde ?

 

Hmmmhhhhh ???

 

 

 

 

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