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38,5 degrés de critique littéraire (suite)

Allongée dans le lit maternel, la maison enfin vide autour de moi et les genoux relevés portant tous les livres que je voulais, je bénéficiais apparemment du calme préconisé immuablement par le médecin : mais ce calme concret dissimulait une telle intensité d'émotion et de pensées, au fur et à  mesure que je tournais les pages, qu'une seule héroïne littéraire peut rendre compte de ce tumulte : la petite Jane Eyre, derrière son rideau. Une frangine, sans aucun doute.

Tout m'était bon, certes, mais déjà je trouvais plus de matière dans Victor Hugo que dans Enyd Blyton. Moi aussi, comme la soeur d'Alice, je commençais à préférer les livres "où il n'y avait pas d'images" et parfois, quand les passages trop difficiles (mais il y en avait de moins en moins)  me faisaient obstacle, je ne cherchais pas d'explications à l'extérieur, mais reprenais mon élan, reculais d'une page ou deux, et arrivais généralement, contexte aidant, à emporter l'explication.

Je pense que c'est vers 8 ou 9 ans qu'à l'occasion d'une grippe, j'ai commencé sérieusement à vouloir savoir "comment c'était fait". Comment de simples mots pouvaient aboutir à de tels ravages, de tels emportements : pourquoi n'étais-je déjà plus libre de suspendre ma lecture, s'il s'agissait de savoir si Claude Gueux allait mourir, la petite Fadette être aimée de Landry ou Raskolnikov être démasqué. Plus tard, ma rage de lecture me fit craindre d'être atteinte de bovarysme - mais je savais déjà trier, laisser tomber les stupidités type Guy des Cars.

Je crois que c'était la fièvre qui m'aidait à opérer ce tri, ce classement, cet embryon de "critique littéraire". La fièvre est une formidable alliée pour affiner son goût et son analyse (même si, découvrant avec ravissement la grammaire à l'école, je compris très tôt que savoir agencer des briques n'a rien à voir avec la beauté d'un mur, sinon, bien entendu, que cet agencement est l'art même  de le faire tenir debout), parce qu'elle correspond, chez le lecteur, à la poussée créatrice de l'écrivain.

La limite était très claire : 38,5 °; Au-delà, la chambre commençait à tourner, mes yeux se brouillaient, ma tête retombait sur l'oreiller : je ne pouvais plus lire. Mais mes plus belles appréhensions de ce qu'était un texte se situaient juste un peu en-deça. Je dirais que 38,3 ° est une excellente température pour comprendre comment Hugo, après un long passage explicatif, concentre son propos en une phrase balancée entre paradoxe, oxymore et brillante formule : adjectif plus image contre oxymore plus image, par exemple. 

Les textes hors de ma portée étaient ceux écrits sous une fièvre plus intense encore. Il me fallut même être adulte, et  apprendre ce qu'était l'ivresse alcoolique  pour pouvoir "situer" des textes comme ceux de Joyce, ou certains Céline. Mais enfin, Hugo, Dickens ou Balzac étaient déjà passablement enfiévrés comme ça ! 

Toute empirique, naïve et peu crédible que puisse paraître cette méthode de "critique littéraire," elle m'est toujours cependant apparue fiable, enfin, plus fiable que ce que j'ai eu le loisir de découvrir ici ou là. Je me souviens ainsi d'un "exercice", appelons ça comme ça, d'un de ces structuralistes (je ne me souviens plus de son nom, mais disons qu'il avait fleuri dans le parterre semé par Barthes) des années 70/80. Il s'agissait du Rouge et Noir, et l'auteur avançait sans trembler que le livre avait été écrit par Stendhal suivant les mêmes règles qu'un jeu de cartes. A preuve, les quatres Dames étaient distribuées. Evidemment, les Dames de coeur et de pique étaient respectivement Madame de Rênal et Mathilde de la Mole , mais la belle Amanda était la reine de trèfle, et Madame de Fervaques, de carreau. Le tout argumenté, bien voyons. C'était drôle, intelligent, bien construit... et totalement absurde. Qui pourrait sérieusement croire que le Rouge et le Nor a été élaboré mentalement  par un Stendhal pendant qu'il jouait à la belote  ?

(par contre, le soupçon que l'essai structuraliste en question ait été écrit par un étudiant venant de passer une soirée arrosée à jouer au tarot est lui, beaucoup plus fondé,  à mon sens...)

Quand on sait ce que le structuralisme a causé de dégâts à l'enseignement du français, on peut avoir de l'indulgence pour la méthode parfaitement empirique avec laquelle j'ai bricolé mes propres critiques littéraires. Et l'on peut me comprendre, je pense : déchiffrer un livre en étant soignée, (c'est-à-dire ce qui ressemble le plus à être aimée), n'est-ce pas la condition sine qua non pour comprendre le pouvoir de la littérature sur l'âme humaine ? D'autant que, notamment ici, je mesure et restreins bien évidemment ce pouvoir aux limites thermographiques des fièvres  d'une fillette pourvue d'un rhume carabiné...

 

(et hier, j'ai atteint 38,6°).

 

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