Une bouddhiste zen à ma table...

V. est une femme grande, souriante,  bienveillante, dont la tête brune,  couronnée de boucles légères, épaisses et  virevoltantes,  résume l'énergie et la vivacité. Et elle est bouddhiste zen.

Dieu sait qu'à ma table, se sont déjà assis des individus si différents les uns des autres qu'on a peine à croire à leur même appartenance à l'espèce : un peu comme, chez les chiens, certains couples improbables, du dogue au chihuahua, font douter de leur compatibilité. Mais je crois bien, ma parole, que V., que j'estime et respecte, est la convive la plus inattendue que j'aie jamais restaurée.

J'ai écouté avec beaucoup d'attention les propos qu'elle m'a tenus, car elle a tenté, non de me convertir ou de démontrer la justesse de sa religion, mais simplement de témoigner de son chemin. Ingénieur biochimiste, rien ne semblait, en effet, la prédestiner à frahcir les portes des ashrams, à la méditation zen et aux "expériences mystiques", qui semblent la motiver par-dessus tout.  A travers son discours, V. soulignait que, contrairement aux monothéismes, le bouddhisme reniait la thèse de la réincarnation ("se réincarner dans un corps, voilà la promesse que le catholicisme proopse  à l'âme immortelle, ce qu'aucun bouddhiste ne peut concevoir"), doutait fortement des dogmes et règles de vie ("pas besoin d'aller voir tel ou tel gourou à l'autre bout de la planète : on peut rencontrer Bouddha partout", "il n'existe pas de notion comme "le salut de l'âme" qu'on gagnerait ou perdrait suivant nos actions, la sanction n'existe pas"), s'appuyait sur une notion fluctuante, mouvante de la réalité ("rien n'est jamais pareil, d'une seconde à l 'autre, tout est affaire de perception et d'énergies") et considérait enfin  l'univers infini à la portée d'une expérience individuelle, totalisante et mystique ("arriver par certaines méthodes comme la méditation à  la transcendance absolue, gage  de la compréhension et de l'expérimentation intime de l'énergie vitale de l'Univers").

J'en avais les yeux ronds. Il est vrai que je ne connais rien au bouddhisme, ni au zen en général et  que ma méfiance instinctive envers  la  religion me tient éloignée de tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à une spiritualité basée sur une croyance en l'immortalité. Je suis du genre à ne pouvoir pratiquer le yoga qu'en le considérant comme des exercices de gymnastique corporelle, à penser qu'un des drames de l'être humain est son impossibilité à accepter sa finitude, ce qui le conduit à croire aux  plus invraisemblables promesses,  comme consolation de sa mortalité, et à regretter que dans un pays comme le Népal ou le Tibet, l'argent consacré aux temples ne soit pas plutôt employé, par exemple,  à installer un rationnel et efficace réseau d'assainissement. C'est dire si je suis bouchée à l'épanouissement mystique que semble rechercher V. Oh, je m'accorde bien une âme, où le noyau dur de ma personnalité réside et englobe ma raison, mes sentiments, mon corps et ma posture au monde, et je  revendique aussi la pratique de certaines vertus, comme la compassion et l'attention aux faibles, que certaines religions ont tendance à confisquer à leur seul usage. Mais je n'arriverai jamais à croire cette  âme immortelle, et aucun principe supra-matériel ne me paraît régir le monde dans lequel je vis, et où je suis appelée, comme tout ce qui m'entoure, de la fourmi à notre étoile,  à disparaître. 

C'est dire si  V. et moi ne pouvons guère nous comprendre. Tout juste nous accordons-nous pour déplorer, en commun, les ravages et les souffrances  que les religions, au nom de dieu ou de l'amour, infligent à l'humanité et au monde sensible (tiens, un évêque polonais  vient d'encourage l'abattage des arbres, au motif  que dieu demande à l'homme de dominer son monde, ben tiens, et passe-moi la scie que je coupe la branche sur laquelle je suis assise), et, au moins pour ma part, à combattre la résignation engendrée, ici-bas, par la promesse d'un "au-delà". Mais pour le reste...

Ma curiosité envers l'univers indhou , en fait, ne s'est éveillée qu'il y a quelques années, et fort  partiellement, je l'avoue : j'avais écouté, sur France Cul, la retransmision du "Mahabharata" (quelques dizaines d'heures de spectacle...) , cette épopée grandiose et fluviatile censée illustrer l'origine du monde. Là comme dans toute autre récit des origines, quels que soient l'ethnie ou le groupe en question, il s'agit de définir l'humanité, et surtout de la dégager, comme un tailleur de pierre dégage un moellon du filon d'une carrière, de l'animalité qui l'entoure. Le nom qu'une peuplade se donne signifie toujours, à la base "nous les êtres humains". Ce qui est commode pour exterminer tout ce qui n'est pas ce "'nous", et spécialement le voisin d'en face... Bref.

Je manque donc totalement des connaissances et des références  nécessaires, pour pouvoir apprécier les expériences que V., avec urbanité et générosité, tentait de partager : tout juste ai-je l'impression qu'il s'agit ici d'un développement de la pensée humaine complètement différent, dans ses prémisses et ses conclusions, à notre histoire occidentale. Nous, qui sommes passés de l'appartenance commune à un monde collectif et religieux, (ou à une tribu, ou à un clan) à la conscience aiguë de notre individualité (et encore aujourd'hui, l'humanisme de la Renaissance est considéré par certains comme "le début de la fin", la cause du déclin moral de l'homme occidental), pouvons-nous comprendre un mode de pensée qui permet  à la fois une société hyper-hiérarchisée, d'une cruauté et d'une brutalité patentes (comme les castes indhoues), et une ouverture intime vers une transcendance proprement "inouïe" ???

IL me faudrait, pour le comprendre, beaucoup plus de temps qu'il ne m'en est assigné, et aussi, comment dire ? Il faudrait sans doute que je ressente une urgence qui m'est étrangère, et que V. semble, elle, au contraire, considérer comme la marque la plus naturelle de son histoire personnelle, circonstanciée dès le début (ses cinq ans !!) par l'irruption de l'au-delà et du surnaturel dans son quotidien. Je ne veux ni ne peux la "juger", pas plus qu'elle ne veut ni ne peut, sans doute, m'entraîner à sa suite. Et j'estime beaucoup trop ses engagements (écologistes) et sa vie (d'agricultrice) pour avoir envie de la désarçonner dans sa foi !!!

Mais bon sang, qu'ils sont étranges et si différents les uns des autres, les propos qui peuvent s'entrecroiser, par-dessus les assiettes  où sont servis le gigot d'agneau et les petits légumes du jardin, à ma table brayonne, rurale et incroyante... Comment voulez-vous que je n'en divague pas ?

 

 

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