Une Histoire subjectivée...

Evidemment, j'aurais pu m'en douter : la critique de Finkielkraut et Zemmour sur Patrick Boucheron (lue sur Wikipédia), est évidemment débilos. Jugez-en plutôt (à propos de l' Histoire mondiale de la France) :

"Pour l'essayiste Alain Finkielkraut, Patrick Boucheron serait caractéristique d'un enseignement de l'histoire « que nul scrupule, nulle probité intellectuelle n'arrête, quand il s'agit de souligner les failles et les fautes de la France dans son rapport à l'altérité ». L’ouvrage serait un « bréviaire de la bien-pensance et de la soumission ». Il décrit ses auteurs comme des « fossoyeurs du grand héritage français » qui « n’ont que l’Autre à la bouche et sous la plume » mettant en doute que le fait d'affirmer qu'il n’y a pas de civilisation française et la France n’a rien de spécifiquement français puisse contribuer à résoudre la crise du vivre-ensemble.

Eric Zemmour dans un article intitulé « Dissoudre la France en 800 pages », fait un compte rendu critique de l'ouvrage qui s'inscrit, selon lui, dans la volonté de déconstruction de notre « roman national » présente dans l'Éducation nationale depuis les années 1970. Il dénonce une histoire selon laquelle il n’y aurait « pas de races, pas d’ethnies, pas de peuple », mais que des « nomades » et estime que Boucheron veut « renouer avec le roman national, mais ne garder que le roman pour tuer le national ». Le parti pris particulier de l'ouvrage serait que « tout ce qui vient de l’étranger est bon »

Bon, qu'attendre d'autre de ces deux-là que la pire attitude réactionnaire, me direz-vous ?

Eh bien, ils auraient pu au moins discerner ce que Boucheron apporte de neuf à l'étude historique en général, et aux sujets qu'il traite en particulier. A savoir ce qui m'a sauté aux yeux dès le début de son dernier ouvrage "Un été avec Machiavel" - et que je n'avais pas repéré dans son "Léonard et Machiavel" (dix ans déjà !) mais qui se dessine de plus en plus dans l'oeuvre en cours. Et qui, à mon sens, vaut au moins d'être signalé, sinon d'être interrogé, et que je ne peux appeler, au risque d'être pédante, autrement que par cette lourde formule "l'histoire subjectivée"...

Boucheron, en effet, rompant en cela avec ses illustres prédécesseurs, les Leroy-Ladurie, les fondateurs des Annales, ou les Fernand Braudel, n'hésite jamais à apparaître "en tant que tel" dans ses thèses historiques. En littérature, cette manière de faire est surtout illustrée par Binet, par exemple  dans son "hHhh", ce qui permet à ce dernier de subjectiver au maximum son récit historicisé. Mais au moins ce dernier appelle-t-il ses ouvrages "romans".

Chez Boucheron, l'éblouissante érudition et le sérieux du travail historique rendent plus problématique cette apparition de la subjectivité de l'auteur à l'intérieur de l'écriture - mais elle est pourtant bien là. Onfray la saluerait sans doute, y voyant la réponse à l'injonction nietszchéenne de ne pas séparer l'Idée de la vie de celui qui l'émet. Pour moi cependant, ce que je n'avais pas repéré avant d'ouvrir "un été avec Machiavel", elle relève surtout, non d'une "mode", le mot serait trop  méchant et déplacé, mais d'un courant caractéristique de notre époque, et qui pourrait voir son illustration métaphorique dans le... selfie...

Ah, j'ai tout de suite envie de demander pardon à Boucheron de cette opinion. Mais le style  littéraire (pourtant élégant et précis à l'extrême, certes) qu'il emploie de plus en plus confine, au moins j'en ai eu l'impression cette fois-ci, à une certaine préciosité contemporaine qui essaime "partout". Car la subjectivité, fille de l'individualisme triomphant, est désormais "partout". par exemple, on ne voit plus  un seul  documentaire (de "j'irai dormir chez vous" à "rendez-vous en terre inconnue", pour ne citer que les deux formats les plus "grands publics") sans que l'auteur n'y soit mis en scène, n'y apparaisse et n'y prenne la parole. Pas un seul  texte littéraire où l'autofiction, voir la biographie la plus élémentaire (les citations des petits filles d'Eric Chevillard) n'entre avec fracas...

Et ce n'est pas le moindre paradoxe que cette prétention à l'individualisme le plus exacerbé n'envahisse "collectivement" tous les différents domaines de la création ou de la science - pour Patrick Boucheron, l'Histoire, donc. C'est pourquoi en le lisant, j'avais comme une sorte d'"effet de mode", de "marque de contemporanéité" qui s'installait entre moi et le plaisir de la lecture, en venant la perturber. Les qualités très réelles de cette écriture-là, et qui m'enchantaient il y a dix ans (je relevais que le vocabulaire employé par Boucheron dans "Léonard et Machiavel" pour décrire son rapport à l'Histoire relevait en fait... des termes de l'amour physique !!!), me semblent  maintenant trop marquées par cette irruption continuelle de la subjectivité, donnée comme triomphe de l'individualisme, mais partagée si universellement dans tant de domaines de création qu'on n'y voit, finalement, que le grégaire d'une génération.

(je ne sais pas si je suis claire, m'enfin, tant pis.)

Je suis bien difficile, me direz-vous ? Ah, mais c'est que je relis, en ce moment,  pour les besoins de la bonne cause, les mémoires entomologiques de Fabre. Et là, la langue transcende son époque, devient intemporelle et universelle. Et j'aime tant Boucheron, au fond, que je voudrais qu'il s'affranchisse, non seulement des cadres de ses prédécesseurs -ça, ça y est, c'est fait- mais encore des modes paradoxales de son époque, qui veulent qu'on se proclame individu libre, mais qu'on illustre cette déclaration  par des procédés si communs à tous qu'ils en deviennent non seulement quelconques mais quasiment moutonniers.

 

 

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